vendredi 18 décembre 2009

Une biographie imaginaire

Ecrire la biographie imaginaire d'un personnage à partir d'une photo de Sanders.

Inventer la vie et le destin d'un personnage à la manière de Christian Garcin.


Extrait de « Vies » de Christian Garçin

Paul Moutet

Il aimait dans le chant grégorien la jubilation extatique des lignes vocales ascendantes. Il aimait aussi Frédéric Chopin, et plaçait très peu de choses au-dessus des Nocturnes op.27 et 37 - sauf peut-être quelques Lieder de Schubert.

Il habitait non loin de Montpellier, en un temps où le fracas du monde était insoutenable, sans toutefois emplir nos oreilles de mots outranciers ni nos yeux d¹images abusives.

Nous sommes en février 1915. Assis dans un fauteuil vert pale, il lit Salammbô, et frémit à l’évocation du culte de Baal à Carthage, sous Hamilcar Barca. Près de lui une jeune femme active les braises dans l’âtre. C’est sa bru. Comme lui, elle attend. Comme lui, elle veut croire au retour d’un jeune homme dont ils ne savent presque plus rien depuis bientôt un an. Tandis que la colossale statue de Baal chauffée au rouge engloutit les enfants promis au sacrifice, lui songe à un autre dieu, aux noms et visages changeants -patrie, argent, frontières, territoires- qui lui aussi dévore ses enfants. Son enfant.

Il était né en 1850, se maria, eut un fils, devint veuf. Il tenait distraitement un commerce d’articles de pêche. Le reste du temps, il lisait, peignait, dessinait ; des paysages essentiellement. Des paysages vierges de toute présence, humaine ou animale. Juste le silence des coteaux et la lente placidité des rivières. Il peignait la solitude, la sérénité, les jeux d’ombre et de lumière au travers des feuillages, l’éternité des champs crépusculaires.

Il était fort grand, toujours coiffé d’un chapeau de paille, aimait l’aurore et le bruit des grenouilles dans les mares. Une longue barbe, qui devint rapidement grise, puis blanche, recouvrait sa poitrine.

Il parlait, n’avait que très peu d’amis, presque plus de famille hormis une soeur, et sa bru qui vivait avec lui depuis le début de la guerre. Il aimait aussi les promenades au bord de mer, quand l’air piquant pénètre sous la peau, le cri des mouettes, le regard des chats et l’odeur du jasmin. Il détestait la consistance des figues et les chiens de compagnie.

(…)

Lorsqu’un jeune homme en uniforme vint lui annoncer, l’air grave, que son fils était mort pour la France, il baissa les yeux et referma doucement la porte vitrée. Puis il s’affaissa lourdement sur le plancher.

Les quinze années qui suivirent, il les consacra à la lecture, à la peinture, et à sa bru, qui resta vivre avec lui. Elle était veuve et orpheline, lui désormais sans enfant, ils s’adoptèrent mutuellement. Elle aimait le regarder peindre, et l’écouter lui lire des poèmes, surtout Virgile, Horace, Maurice Scève et Gérard de Nerval.

À soixante-quinze ans, il perdit l’usage d’une jambe et devint sourd. Il peignait toujours.

La veille de sa mort, une nuit d’août 1930, il rêva qu’un immense drap écarlate recouvrait toute la campagne alentour, et qu’il s’attachait à peindre les formes qui, de façon incohérente, bougeaient en tous sens sous les draps, créant vagues et remous. Pris soudain de terreur, il songea à son fils, très certainement prisonnier de ce drap infini, et courut vers lui pour l’en délivrer.

in « Vidas », Gallimard


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